Bruno Faidutti, le papa de la Vallée des Mammouths, de la fièvre de l’Or, du célébrissime Citadelles, de Mascarade et du futur Raptor (avec l’autre Bruno), s’est gentiment prêté au jeu des questions-réponses pour les lecteurs de l’Encéphalovore.
L’encéphalo : Bonjour Monsieur Faidutti, vous êtes plutôt une figure (velue et sans le cheveu) emblématique dans le monde de la création ludique. Mais il n’en a pas toujours été ainsi, et j’arrive aux questions posées habituellement pour (re)faire connaissance avec vous. Tout d’abord, comment allez-vous ?
Bruno Faidutti: Pas mal, et vous ?
Ben écoutez (avec vos yeux) ça va. On se porte bien. Le journal arrive petit à petit à avoir des lecteurs. On sait déjà que certains ne sont pas d’accord avec notre façon de penser mais au moins, disent-ils, on donne un avis… Bon allez on attaque (car c’est de vous que l’on va parler).
Qui êtes-vous dans la vie publique ?
Si la vie publique, c’est tout ce qui n’est pas de la vie privée, je suis surtout auteur de jeu, et un petit peu également professeur à temps partiel dans un lycée très bourgeois de l’est parisien.
Pourquoi et comment a commencé votre aventure en tant que créateur de jeu ? Que faisiez-vous avant ?
J’ai publié mon premier jeu, Baston, quand j’étais encore étudiant. Donc avant, j’étais juste un gamin. Plus sérieusement, j’ai fait pas mal d’études – droit, puis économie, puis histoire – et ai fini avec une belle collection de diplômes puisque j’ai l’agrégation de sciences sociales (ça veut dire d’économie) et un doctorat d’histoire qui fait de moi l’autorité mondiale sur l’histoire de la licorne, ce qui peut toujours servir.
Je rebondis sur votre facette d’enseignant et plus particulièrement sur le rapport que vous avez avec vos étudiants. Savent-ils que vous créez des jeux ? Comment considèrent-ils votre passion ludique ?
Ils savent bien sûr que je crée des jeux, et à l’époque d’Internet il serait vain de vouloir le leur cacher. Ceci dit, je prends bien garde de ne pas mélanger mes deux casquettes, si je peux me permettre cette métaphore un peu osée. Autant je pense que le jeu n’a pas la place qu’il mérite comme objet d’études, notamment en histoire ou l’histoire du jeu pourrait nous en apprendre beaucoup sur les circulations culturelles, qui sont un thème à la mode, autant je méfie au plus haut point du jeu utilisé comme outil pédagogique, car cela dévalorise aussi bien le jeu que l’enseignement. Ça dévalorise le jeu, parce que les jeux méritent l’honneur d’être joués pour rien, c’est à dire pour eux-mêmes ; Ça dévalorise l’enseignement car il devrait pouvoir (et il peut) se passer de ce genre d’artifices, et car cela révèle que l’on prend les élèves pour des cons, ce qui est une erreur stratégique. Mais bon, je ne vais pas développer plus, car je serai parti pour une dizaine de pages.
Quel est le type de jeux que vous préférez créer ? Est-ce que ça a évolué depuis vos débuts ?
Cela change assez régulièrement, puisque j’ai commencé par des jeux assez complexes et ambitieux : Baston et La Vallée des Mammouths, avant de passer aux scénarios de GN dans les années 90, puis de revenir aux jeux de société mais pour des jeux beaucoup plus simples, plus légers. S’il fallait absolument trouver une ligne directrice, ce serait sans doute un certain humour.
L’humour ? Dans quel sens ? Plutôt dans le style de jeu d’ambiance ou vraiment de l’humour un peu bête et méchant (à la Choron, Cavanna) dont on raffole particulièrement à l’encéphalovore ?
Choron, Cavanna, l’humour Charlie, ça m’amuse assez, mais je ne pense pas être doué pour ça. J’aime beaucoup les jeux d’ambiance, et parmi mes sorties récentes, les jeux auxquels je joue le plus régulièrement sont Speed Dating et Animal Suspect. Je pense néanmoins surtout aux clins d’œil thématiques un peu légers, au « jeu » avec les clichés exotiques ou historiques, comme je l’ai fait dans La Vallée des Mammouths ou Mystère à l’Abbaye. C’est souvent un humour pour me faire plaisir, qui peut passer inaperçu de beaucoup de joueurs.
D’ailleurs ce n’est pas simple à aborder comme type de jeu non ? c’est un vrai challenge (en plus de celui de faire rire…)
Les jeux d’ambiance sont plus ou moins faits pour rire, et c’est pourquoi, derrière leur apparente simplicité, ils sont en fait assez complexes à imaginer et à concevoir. Très souvent, on imagine un système qui semble amusant, et dès les premiers tests, tombe à plat. Parmi les jeux dont j’aurais voulu être l’auteur – ils sont nombreux – il y a Taboo.
Quel est le type de jeu qui vous a le plus influencé ? Un nom de jeu en particulier ? Une mécanique ?
Le jeu qui m’a donné envie de devenir auteur de jeu, qui m’a toujours influencé et que je continue à tenir pour le meilleur jeu de société des 50 dernières années est Cosmic Encounter. Ceci dit, j’ai aussi longtemps pratiqué le poker et le jeu de rôles grandeur nature qui m’ont aussi pas mal inspiré. Mes jeux font souvent appel au bluff, qui est un mécanisme que j’apprécie, et qui est à son paroxysme au poker. Dans les années 90, en outre, nos soirées poker étaient aussi des soirées d’invention de jeu, le donneur étant généralement libre d’improviser la variante de son choix. J’ai organisé quelques GNs, dans les années 90 aussi, mais ce que j’ai gardé des jeux de rôles dans mes jeux de société, c’est surtout l’idée que les règles doivent être aussi discrètes que possible, doivent pouvoir se faire oublier, ne pas faire écran entre les joueurs, afin que les joueurs jouent face à face, l’un avec l’autre et l’un contre l’autre, et non pas avec et contre des pions et des cartes.
Et le créateur de jeu qui vous inspire le plus ?
Peut-être Richard Gardfield. Il n’est pas très prolifique, ses jeux sont sans doute plus aboutis que les miens, mais j’y sens des goûts et des envies similaires aux miens. Magic the Gathering, ou Le Grand Dalmuti, sont des jeux que j’aurais voulu inventer – même si j’aurais sûrement ajouté quelques cartes spéciales dans le Grand Dalmuti, ce qui aurait peut-être été une erreur.
Lui avez-vous proposé ?
On en a vaguement parlé il y a une dizaine d’années, mais ce n’est pas allé plus loin.
Quelle est votre expérience la plus marquante en tant que créateur de jeu ?
Mes expériences les plus dures ont certainement été dans mes relations avec le webmaster de Tric-Trac, monsieur Phal. La première fois que nous sommes accrochés, la violence a été telle que j’ai sérieusement pensé à quitter le monde du jeu. Depuis, ça s’est un peu calmé mais j’évite toujours d’intervenir dans les discussions et les réunions où il est présent. J’ai aussi quelques problèmes, moins graves mais assez récurrents, avec les modérateurs du boardgamegeek, et avec quelques revues de jeu. Je trouve assez étonnant que les relations avec les sites ou les magazines consacrés au jeu soient si difficiles et tournent facilement au psychodrame alors que je n’ai jamais eu de vrai problème avec mes éditeurs même quand ils me devaient de l’argent, ni avec les autres auteurs avec qui je suis plus ou moins en concurrence.
Il me semble que les égos et les rancunes sont beaucoup plus forts dans le web ludique qu’entre auteurs et éditeurs, peut-être parce que les enjeux créatifs ou financiers étant bien moindres, tout finit par se ramener à de petites querelles de personnes ou de pouvoir, ou à des soucis d’image pour lesquels il est facile de se monter tête.
Il se trouve aussi que je ne me contente pas de faire des jeux, mais que j’essaie, et de plus en plus ces dernières années, d’avoir une réflexion sur mes jeux et sur le jeu en général, et j’ai le sentiment que certains critiques ou journalistes ludiques voient cela comme une tentative d’empiéter sur leur domaine.
Intellectuellement, je suis à la fois têtu et ouvert. On peut me convaincre que j’ai tort mais on ne me fera jamais dire ce que je ne pense pas. Il y a eu récemment un épisode significatif avec un journaliste de Plato qui voulait faire un article sur Baston, mon premier jeu, sorti en 1984, et dont je pense qu’il n’a pas très bien vieilli. Dès que l’on a commencé à parler des jeux des années quatre-vingt, il a glissé en passant que, hein, vous êtes d’accord, c’était mieux avant. J’ai expliqué que je n’étais pas d’accord, que les jeux, les miens y compris, me semblaient avoir immensément gagné en qualité et en imagination, mais à chaque question il me relançait – Quand même, c’était mieux avant, hein ?… Mais vous ne pensez que, au fond, c’était mieux avant ? Ah, Ludodélire, c’était le bon temps.. J’ai fini par l’envoyer balader et nous n’avons pas terminé l’interview, et je ne sais pas si l’article a été publié.
Euh… vous êtes flippant là … Certes, les personnalités sont ce qu’elles sont. Nous ne sommes pas obligé de copiner avec tout le monde (ni de tapiner pour être bien vu). Mais du coup, vous avez donc eu des accroches plus ou moins tendues avec de grandes figures emblématiques (que vous le vouliez ou non) du monde ludique. Mais peut-on en savoir la cause ?
Je préfère ne pas rentrer dans les détails, car ce sont de très vieilles histoires dont je ne me souviens plus parfaitement. Et puis, ce qui importe est souvent moins le sujet de désaccord initial – j’ai eu des désaccords et j’en ai encore avec plein de gens – que la manière dont ces désaccords ont été gérés.
Vous nous dites que vous êtes têtu et ouvert, est-ce un sentiment de critique négative envers vos jeux ou plutôt une histoire de compatibilité d’humeur (et donc, comme vous dites d’ego) qui déclenche ce genre de mauvaise expérience ?
Je ne comprends pas bien votre question. Ceci dit, dans aucun des quatre ou cinq cas auxquels je pensais tout à l’heure, l’origine n’était une critique d’un de mes jeux. Il s’agissait plutôt de désaccords sur la manière dont je les présentais sur mon site, sur les sites web sur lesquels j’intervenais ou non, ou de manière générale sur ma conception du jeu.
Bien sûr, c’est toujours un peu humiliant de lire une mauvaise critique, mais c’est normal, et je sais très bien que mes jeux ne peuvent pas plaire à tout le monde, et même que certains sont moins bons que d’autres. En outre, peut on peut ne pas aimer un jeu et apprécier son auteur. Une anecdote : la seule raison pour laquelle je n’ai jamais joué à Samurai Spirit, c’est que les deux ou trois fois où j’ai failli le faire, Antoine [Bauza, NDR] est intervenu en me disant « non, surtout pas, tu ne vas pas aimer… »
Parlons de vos jeux. Quel est le jeu dont vous êtes le plus fier ?
Ça change tout le temps, et c’est souvent le dernier que j’ai fait. En ce moment, je suis particulièrement attaché à Speed Dating et à Animal Suspect, peut-être parce que ce sont mes deux seuls vrais « party games », et que c’est un genre que j’apprécie de plus en plus.
Euh… on n’a pas testé … :(
Eh bien allez-y, vu votre humour, je pense que vous allez adorer Speed Dating. C’est un peu Cards against Humanity – le jeu de rôles.
… et le moins ? Auquel vous souhaiteriez apporter de menues modifications ?
Smiley Face n’est pas un mauvais jeu, mais il a souffert d’une édition catastrophique. Gwenaël Bouquin et moi sommes en train de le retravailler pour lui redonner un vrai thème, l’accélérer et le dynamiser – mais nous n’avons pas encore d’éditeur pour cette nouvelle version.
Ben, Bruno, faites comme tout le monde ! Un kickstarter (ou Ulule) … c’est à la mode ! … D’ailleurs avez-vous envisagé cette solution ?
Kickstarter, ce n’est pas un mode d’édition, c’est un mode de financement. Cela ne dispense en rien du travail d’édition, maquette, fabrication, etc…. Et ça, c’est un autre boulot, qui ne m’attire pas vraiment – moi, je suis juste auteur.
Ceci dit, j’ai de superbes expériences de kickstarter en tant que joueur. J’ai pledgé quelques excellents jeux qui n’auraient sans doute jamais été publiés autrement. Ma seule expérience comme auteur, lorsqu’un éditeur a voulu financer un de mes jeux (Formula E) de cette manière, m’a laissé un goût un peu amer.
Je n’ai pas aimé me retrouver dans la position de celui qui devait essayer de rameuter les clients, postant sans cesse sur mon site web ou facebook des appels un peu lourds à « soutenir le projet », ce qui est juste un euphémisme pour « acheter le jeu ». Si j’ai tenu à rester auteur, et à ne jamais me mêler d’édition, c’était en partie pour éviter d’avoir à faire ce genre de choses.
Point de vue projets ludiques, que nous préparez-vous ? De nouvelles créations ? de la réédition ? (Si vous pouviez nous donner un scoop que l’on gagne au moins 3 lecteurs on serait hyper content).
Il y a plein de trucs en projet. Le projet qui me tient le plus à cœur est la réédition de Diamant, qui ne me semble pas avancer bien vite – on n’a pas encore de dessins – mais dont l’éditeur me maintient qu’elle sortira en fin d’année. Un scoop ? Pigeons, un petit jeu de cartes de la famille de Stupide Vautour, avec une vieille dame qui donne des miettes de pain aux pigeons et aux moineaux.
Des pigeons ? Des vieux ? … Vous ne faites rien comme les autres
(que va dire votre éditeur ?) ! Remplacez les pigeons par des zombies et la vieille dame par… euh… je ne sais pas moi… une blonde à forte poitrine
(par exemple), non ?
Les zombies me mettent très mal à l’aise. Je n’ai aucun jeu de zombie chez moi, et je n’ai pas envie d’en faire un. C’est un thème que je trouve repoussant. Curieusement, je n’ai pas le même problème avec les vampires, ce qui pourrait amener à discuter la sincérité de mes engagements politiques de gauche, car les zombies sont une métaphore du prolétariat, et les vampires de l’aristocratie.
Avec quel autre auteur aimez-vous travailler ? Pourquoi ?
Je travaille souvent en collaboration, et cela se passe généralement très bien. J’aime bien bosser avec Bruno Cathala parce qu’en général, c’est lui qui fait tout le vrai boulot, les réglages, les tests, beaucoup plus sérieusement que je ne le fais jamais, et il me suffit d’apporter une petite idée de temps en temps. Je ne sais donc pas très bien si j’apprécie ces collaborations parce que Bruno est sympathique ou juste parce que je suis paresseux.
… La paresse… j’aime bien l’idée. Je vous lance défi ça vous dis ? Essayez de créer un jeu où l’idée serait de dépenser le moins d’action possible pour arriver à ses fins… (vous avez 3h … ou 3 ans…) et si vous avez besoin d’aide je suis là (entre paresseux on peut s’aider). :)
D’une certaine manière, tous les jeux de course dans lequel il faut être le premier arrivé à tel ou tel but sont de ce type. Le premier arrivé, c’est celui qui y a consacré le moins de temps.
Quoiqu’il en soit, MERCI BEAUCOUP Bruno pour nous avoir répondu à cœur ouvert et de croire en nous. Je vous laisse vous faire recoudre la poitrine et bonne continuation pour la suite.
L’interview de Bruno Faidutti est parue dans le numéro 4 de l’encéphalovore (à télécharger ici).