Nous avions déjà interviewé Antonin Boccara à Paris est Ludique en 2018 pour la sortie de l’excellentissime Par Odin,
Il est un peu moins jeune, toujours aussi passionné et surtout heureux Lauréat du kinderspiel pour Mysterium Kids, nous avions de nouvelles questions à lui poser.
Il est l’auteur d’une vingtaine de jeux dont pas mal chroniqués sur l’Encéphalo : Doggy Bag, Fiesta De Los Muertos, Panic Island!, Par Odin, Zéro À 100 et c’est pas fini !
Il est à droite sur la photo !
– Tu vas bien? Ouais, nickel, nickel. Et toi ?
– ça va….
– L’interview commence sur les chapeaux de roue !
Qu’est ce qui se passe dans ta vie professionnelle et personnelles quand tu gagnes le Kinderspiel?
– Forcément tu es content, c’est une très belle nouvelle ! Une vraie reconnaissance de ton travail qui fait forcément très plaisir, mais après dans le fond ça ne change pas grand-chose. Il va y avoir bien sûr des commandes importantes de jeux en Allemagne, ça va me permettre de continuer les travaux dans ma grange. Mais c’est tout, je me suis réveillé le même le lendemain, en fait ça serait même inquiétant si ça changeait ma vie, comme si c’était une finalité…
Pour tout te dire, ça faisait un moment que je réfléchissais pas mal à la notion de prix dans les univers créatifs (jeux, musique, cinéma, théâtre…) et je me suis aperçu que c’est quelque chose que je cautionne pas trop, pour ne pas dire pas du tout. Je m’explique : je trouve très intéressant de faire une sélection (j’ai donc eu un grand plaisir à savoir que j’étais nommé au Kinderspiel), à mon sens c’est pertinent de dire voilà les X jeux de l’année, ça permet aux gens de s’y retrouver, c’est bien de mettre un focus (bravo de placer le nom de son dernier jeu !) mais un prix du meilleur jeu… non.
Ça me gêne, je ne trouve pas ça sain.
Ce n’est pas sain pour plusieurs raisons : d’abord parce que c’est une sorte de mensonge.
Je suis quelqu’un qui adore le sport, donc la compétition je connais et à l’intérieur du sport je peux la comprendre car on compare des choses comparables. Qui court le plus vite sur 100 mètres par exemple ? Certes c’est déjà discutable parce qu’en fonction du jour « J » de la compétition, les résultats peuvent être différents, mais au moins ils sont tous évalués sur une règle qui est mesurable objectivement : qui court le plus vite. On peut répondre à cette question sans mentir.
En revanche comment répondre à la question « Qui est le meilleur jeu » ?
Si je prends le cas de Mysterium Kid « jeu de l’année pour enfants » en Allemagne et bien je pense que pour les 4 ans Carla Caramel (un autre nommé) était plus adapté. Est-ce qu’alors Carla Caramel aurait dû gagner ? Non plus. Il n’y aurait simplement pas dû avoir un gagnant. Attention, je ne dis pas là que tous les jeux sont égaux, encore une fois il est important pour le public et pour notre milieu de faire des sélections des jeux que l’on recommande chaque année mais mettre un titre de meilleur jeu, ce n’est pas vrai. C’est très occidental, très capitaliste. Je dis capitaliste parce que bien sûr ça fait vendre de dire le meilleur, on aime les stars, les gagnants, les champions… Mais, on pourrait avoir plusieurs champions pas an. Être sélectionné parmi les 3, 5 ou 10 jeux sur une sélection de 1000 jeux qui sortent chaque année c’est déjà incroyable. Pourquoi vouloir plus ?
A ma connaissance il y a d’ailleurs deux prix dans le milieu du jeu qui fonctionnent avec plusieurs gagnants sans distinction de catégorie : l’Educaflip (4 gagnants sans distinction de catégorie) et le concours de Boulogne Billancourt (4 gagnants sans distinction de catégorie).
Et la deuxième raison pour laquelle ce n’est pas sain, c’est que je me suis aperçu des effets que ça peut créer sur les auteurs, sur moi en l’occurrence (et j’ai pu en discuter avec d’autres auteurs). Quand je fais un jeu, au départ, je ne me dis pas « je fais un jeu pour être meilleur que celui d’à côté », mon premier souhait, c’est que les gens s’éclatent, s’amusent. Or quand tu es nommé pour un prix. tout à coup tu te retrouves en compétition avec les autres, ton objectif devient tout autre. Ce n’est plus « est-ce que les gens aiment à mon jeu ?» mais « est ce que mon jeu est meilleur que le sien ? » Alors que ce n’est pas du tout la réflexion qu’on devrait avoir ! Et ça crée de la tension, ça crée un rapport qui peut vraiment te prendre la tête, qui peut t’éloigner du sens de pourquoi on crée un jeu… Et ce rapport n’est pas bon, que tu gagnes ou que tu perdes. Si tu perds, tu peux avoir une grande désillusion. Et si tu gagnes, ce n’est pas ça non plus, parce que tout à coup, c’est comme un shoot de drogue. Cette année, je ne l’ai pas vécu comme ça puisque ça faisait un an que je réfléchissais pas mal à cette notion de prix, donc j’ai peut-être été moins joyeux que d’autres, mais par contre, au moins j’ai pas eu la « redescente » de la drogue (que j’ai pu ressentir d’autres fois comme sur « Fiesta de los Muertos »).
Finalement, je me dis qu’en tant qu’auteur, de la même manière que l’on réfléchit aux règles des jeux, on peut très bien réfléchir aux règles des prix. C’est à nous aussi, je trouve, de porter une parole pour dire « ce n’est peut-être pas de ça qu’on a envie »…. De la même manière qu’il y a des jeux compétitifs et coopératifs, les prix ne sont pas obligés d’être compétitifs jusqu’au bout.
(ça y est, je vais pouvoir en placer une !)
– As tu vu la remise de prix de GBL : le jury du GBL a choisi de mettre en valeur des personnes plutôt que des jeux ?
– Oui, j’avais vu pour le GBL c’est chouette après en réalité c’est des personnes par rapport à un jeu (exemple Benoit Turpin et Alexis Allard pour Welcome to the Moon) donc c’est un peu un entre-deux (et ça reste un prix, avec des nommés et un gagnant ! ).
– Ayant gagné en notoriété, t’a-t-on appelé pour bosser sur plus de projets ?
– Oui. Enfin directement, non. Ça fait un moment qu’on me propose un peu plus de projets et effectivement, ça a encore augmenté un petit peu. Je reçois souvent des petits mails. Après, ça fait un an à peu près que je fais moins de projets, ça ne se voit peut être pas beaucoup parce que je sors quand même pas mal de trucs avec le décalage de l’édition mais en réalité les projets qui sortent aujourd’hui datent d’il y a deux ou trois ans. Aujourd’hui, j’ai appris à plus dire non.
Je ne suis pas toujours d’accord avec mon père, mais il me disait une phrase que j’aime bien : « Le premier ennemi, c’est l’échec, le deuxième, c’est la réussite ». Et ça c’est très vrai. C’est à dire que quand vient la réussite, c’est très compliqué. Ça a été presque plus compliqué, je trouve, quand ça a marché. Il faut apprendre à dire non.
– Aujourd’hui, vis tu entièrement du jeu ? Parce que à l’époque, tu bossais dans différentes entités sans rapport avec le monde ludique ?
Oui, aujourd’hui j’en vis presque entièrement financièrement parlant, en tant qu’auteur et en tant que salarié et associé d’OldChap. Mais par contre en terme de temps, non, je ne consacre pas entièrement au jeu, c’est une volonté, parce que justement je ne veux pas me spécialiser trop et mettre tout tous mes œufs dans le même panier. J’ai besoin de faire plusieurs choses pour mon équilibre de vie, que tout ne repose pas sur le jeu. Donc je continue à faire de l’animation, de la chanson, du sport…
– Comment ça se passe quand tu bosses pour OldChap et que justement tu gagnes un kinderspiel chez quelqu’un d’autre?
– C’est assez simple en fait, ni OldChap, ni moi n’avons la capacité, le temps, l’envie pour que tous mes projets passent par la même entité. Dans le cas de Mysterium Kid (Space Cow/Libellud), il était évident que c’était un jeu plus adapté pour les enfants. Et les jeux pour enfants, ce n’est pas la grande spécialité d’OldChap, alors, je l’ai montré à d’autres : tout simplement. Il faut donc que je sente que le projet va dans l’ADN d’OldChap et également que notre calendrier le permet. Par exemple, pour de 0 à 100 (Scorpion Masqué), on aurait pu le faire, mais notre calendrier était trop serré à ce moment-là. Je suis donc allé me tourner vers d’autres éditeurs.
C’est une notion d’envie aussi, parfois je me dis que j’ai envie d’apprendre et de travailler avec tel éditeur. Voilà, c’est très transparent. J’en parle avec OldChap, je parle même des choses financières et de combien j’ai touché sur tel jeu, pour ne pas qu’il y ait de problème.
Une des leçons que je me suis fait ces dernières années, c’est que plus tu communiques, mieux tu évites les problèmes. La communication, c’est la base. Cela paraît évident mais ce n’est pas si simple. Même, le conflit est intéressant, tant qu’il y a discussion. Plutôt que de refouler, refouler… et d’un coup ça ressort. Il est préférable de dire les trucs. A partir du moment où il y a beaucoup de discussions avec OldChap, il n’y a aucun problème sur ça…
– Sur tes derniers jeux, il y a pas mal de jeux pour enfants entre Mysterium Kids, Enquête express et Puzzle aventure qui vient de sortir.
Du coup marches tu sur les plates-bandes de Marie et Wilfried Fort ?
– On pense que Enquête express est un jeu pour enfant mais ce n’est pas si enfant pour le coup. Je le vois plus comme un jeu ado adulte. Par contre, tu as raison, de manière assez étonnante, il n’y en a pas mal. Je trouve ça pourtant plus dur à faire. Je pense que ces derniers temps, je retrouve de plus en plus ma part d’enfance… Par contre je ne marche pas sur leur plate-bande, loin de là. On en a déjà discuté ensemble. D’ailleurs, pour la petite anecdote, c’est Wilfried qui a découvert Mysterium Kids, il a eu un gros coup de cœur sur le jeu. Ce qui est sûr, c’est que les création de Marie et Wilfried m’inspirent. Après, on a un rapport différent. On n’a pas forcément la même méthode et c’est ça qui est très intéressant. Moi je suis beaucoup moins un spécialiste du jeu pour enfant. J’ai un rapport plus émotif et instinctif. Ils ont une érudition du jeu pour enfant que je n’ai pas du tout et qui est passionnante. Ce qui fait que, quand je vois leur jeu comme Dragomino ou la vallée des Viking, j’ai des gros coups de cœur.
De mon côté, je crée des jeux pour enfants avec un côté plus intuitif et à chaque fois c’est avec des co-auteurs : comme Yves hirschfeld pour Mysterium Kids – Le Trésor Du Capitaine Bouh ou Puzzle Aventure : Dragon avec Romaric Galonnier. Parfois, j’ai l’impression que je fais des jeux pour enfant sans le faire exprès. Le puzzle aventure, c’est parti avant tout de l’idée de déconstruction du puzzle avec Romaric, mais on ne s’est pas dit tout de suite ça devait être pour les enfants.
On est parti d’une frustration qu’on avait enfant dans le puzzle. Quand on terminait un puzzle, on nous demandait rapidement de le déconstruire, de le ranger. Symboliquement, je trouve ça très dur. Je crée puis je dois détruire immédiatement ce que je crée, sans raison. Nous sommes parties de cette réflexion, puis a suivi un long chemin de développement ensemble pour créer cette sorte d’OLNI (objet ludique non identifié) entre le puzzle, la bande dessiné et le jeu : il y a un côté très Oulipien dans ce projet. Je ne sais pas si tu vois ce que c’est que l’Oulipo ? C’est un mouvement que j’adore ! L’Oulipo, c’est l’Ouvroir de Littérature potentielle, c’est un mouvement de littérature créé par Raymond Queneau et François Le Lionnais, il propose de nouvelles manières d’écrire, de lire, de créer… Pour moi, dans le puzzle aventure, il y a un côté comme ça : c’est une nouvelle manière de lire en quelque sorte et c’est ça qui me plaît beaucoup. (https://www.oulipo.net/fr/oulipiens/o)
– Quelques festivals bientôt ?
– Clairement, je serai à Cannes (Du 23 au 25 février 2024) , à Pau du 13 au 14 avril 2024 et Toulouse (Du 3 au 5 mai 2024).
Merci beaucoup Antonin et à Bientôt !
On aura la chance de chroniqué FOCUS très bientôt.